MANON FLEURY, L'ART DE NOURRIR AUTREMENT
Ou comment continuer à faire de la cuisine et de la gastronomie un rêve.
Passée par les cuisines de Pascal Barbot et ex-cheffe du Mermoz, les choix qu’opère Manon Fleury reflètent son engagement son engagement pour des pratiques vertueuses tout autant que son ambition de l’excellence. Elle ouvre en septembre 2023 son premier restaurant avec Laurène Barjhoux, Datil, qui sera très vite récompensé d’une étoile Michelin. Manon Fleury a aussi cofondé l’association Bondir.e qui intervient dans les écoles hôtelières pour rappeler que la violence n’est pas inhérente à l’excellence.
Beaucoup de consommateurs sont réticents au bio, au local, etc. Penses-tu que la cuisine écoresponsable soit un effet de mode / une cuisine élitiste ?
Traditionnellement, la cuisine française est proche d’un terroir, d’une saison. On mange local, on mange de saison. Comme dans toutes les cuisines à travers le monde. Ce qui est aujourd’hui présenté comme un engagement écologique et antigaspillage est inhérent à notre culture culinaire – c’est ce « bon sens paysan » de l’utilisation complète d’un produit que l’on retrouve avec un plat « en plusieurs services » sur les tables des restaurants gastronomiques.
Le fait de consommer local touche à la question très actuelle de notre indépendance alimentaire et énergétique. Favoriser les productions locales permet de préserver notre terroir, en offrant aux producteurs vertueux des débouchés qui les incitent à poursuivre leurs efforts sur notre territoire. La consommation locale préserve également nos ressources, en réduisant le transport mais aussi, à mon échelle de cuisinière, en utilisant chaque produit dans sa globalité. L’utilisation complète du produit est une formidable contrainte créative : crème de thon, bouillon, jus et infusion avec les parures de légumes ; poudre ou ragoût de feuilles, beignets ou huiles de fleurs, pralin de graines, pickles de pistils…
Mettre en avant le végétal dans ma cuisine participe de cette envie de valoriser les produits que j’affectionne et leur faire une place dans le monde de la gastronomie si on veut continuer à pouvoir s’émerveiller à chaque printemps du réveil de la nature et des plaisirs qui vont avec. Pour être durable, le plaisir doit avoir du sens.
On pourrait penser que parler des violences sexistes et racistes en cuisine ternit l’image de la gastronomie : comment trouver un équilibre entre dénonciation et valorisation de ce patrimoine culturel unique ?
Depuis le covid, on parle de 200 000 postes vacants dans la restauration mais en réalité, si 200 000 postes restent inoccupés depuis 5 ans c’est la démonstration d’un problème structurel dans notre métier : les gens ne veulent plus venir travailler dans nos restaurants. Si l’on veut continuer à rêver et faire rêver avec la gastronomie française, il faut faire évoluer nos pratiques. C’est tout simplement l’avenir de notre profession qui est en jeu.
Les risques psychosociaux touchent tous les secteurs professionnels mais dans les métiers de la restauration il y a un climat encore plus propice : promiscuité dans les cuisines, horaires tardifs, stress lié au temps service, objets tranchants, brûlants, cave/chambre froide/vestiaires mixtes…
Les violences sont de tout type : verbales, psychologiques, physiques, sexistes et sexuelles, racistes, homophobes...; et de toute forme : harcèlement, menaces, bizutage, agressions... Elles touchent tout le monde. Les minorités, comme partout, sont davantage exposées. Nous avons fondé l'association Bondir.e il y a 5 ans afin de faire de la prévention contre toutes les formes de violences dans les métiers de la restauration. On note que les écoles hôtelières sont de plus en plus ouvertes à nos formations ; lors de ces formations nous parlons aux élèves mais aussi à l’équipe pédagogique ; plus les écoles et le corps professoral seront sensibilisés et plus le dialogue et la confiance seront installés avec les élèves et plus ils signaleront les dynamiques de harcèlement et d’agression qu’ils et elles peuvent rencontrer lors de leur stage dans les restaurants ; et plus les écoles pourront faire le choix de ne plus envoyer leurs élèves dans ces restaurants, peu importe que le ou la chef.fe soit étoilé.e, médiatisé.e, talentueux.se, charismatique et influent.e. Il y a encore beaucoup à faire, on le constate à chaque intervention dans les écoles, les violences sont bien réelles et actuelles. On sait aussi que certaines écoles ne travaillent plus avec certains restaurants car elles choisissent de protéger leurs élèves. Le changement doit venir de toute part. Par exemple, beaucoup de secteurs ont bénéficié de réglementations en faveur d'une meilleure représentativité, aujourd’hui cela nous semble être la norme mais ça ne s’est pas fait tout seul. Il est primordial que les postes à responsabilité dans les restaurants soient plus représentatifs de la réalité des personnes dans ce métier, pour que tout le monde soit visible et que chacun se sente capable de faire carrière dans la restauration et même d’avoir de l’ambition.
Tu insistes sur une forme de management bienveillant et horizontal : comment réagis-tu face à ceux qui estiment que cela affaiblit la rigueur nécessaire en cuisine ?
Nous avons structuré une organisation avec une équipe de managers, qui est le relai de la philosophie et des valeurs du restaurant auprès de toute l’équipe. Cette équipe de managers permet de ne plus avoir ce management hérité de la tradition, d’une seule personne toute puissante, incarné par la figure du ou de la chef.fe ; cela nous permet de mettre en application plus facilement nos directives mais aussi aux équipes de gagner en autonomie.
Nous communiquons beaucoup avec les équipes : des réunions de briefing, de débriefing, des réunions collectives, des rendez-vous individuels, pour que l’information soit la mieux diffusée possible. Il m’a fallu déconstruire le management pyramidal que j’avais intégré lors de mon apprentissage, que j’apprenne à déléguer auprès des managers ; j’en ai pris conscience en me formant justement.
Tu identifies le sport, et l’escrime en particulier, comme fondement de ta rigueur : comment concilier cette culture du dépassement et cette exigence avec la bienveillance que tu prônes ? Comment parviens-tu à transmettre ce juste équilibre à tes équipes ?
Chez Datil nous avons un Guide de bonne conduite qui est remis à chaque personne qui vient travailler. Ce guide présente de manière très simple les valeurs du restaurant et ce qui est attendu comme comportement. Il pose un socle de valeurs communes fortes et installe de facto la notion d'équipe, d'entraide, la dimension collective de notre métier. La cuisine professionnelle peut rarement se pratiquer seule. Il y a beaucoup d’ingrédients et de préparations, d’assiettes différentes ; sans parler des producteurs qui fournissent le restaurant, et donc la cuisine est forcément un travail d’équipe. Il faut imaginer que, comme une équipe de sport collectif, nous avançons ensemble, nous nous parlons sans cesse pendant le service et nous nous aidons en permanence pour compenser les problèmes de chacun et chacune. Cela s’étend à la relation avec l’équipe de salle car là aussi on a besoin d’énormément de communication et de solidarité pour qu’un service se passe bien. Quand nous faisons des briefings au restaurant, cela ressemble presque à des briefings d’avant match. Et puis après, pendant le service, il faut beaucoup d’entraide. Parfois, on est presque 3 ou même 4 personnes à toucher la même assiette, comme si on se passait le ballon.
Tu as fait le choix de recruter une brigade quasi 100% féminine. As-tu éprouvé des moments de doutes dans cette stratégie, notamment face aux critiques ? Comment les as-tu gérées ?
Le sexisme du milieu m’a poussée à vouloir devenir cheffe tôt dans ma carrière : c’est-à-dire que lorsque j’ai été en position de responsabilité en cuisine, mon autorité a été remise en question, parce que je suis une femme. En tant que cheffe, j’ai pris la parole sur ce dénigrement de la légitimité des femmes dans nos métiers. Lors des recrutements, logiquement, je reçois davantage de CV de femmes. A l’ouverture de mon restaurant, j’ai voulu mettre des femmes à des postes à responsabilité.
Chez Datil il y a des hommes en salle et en cuisine mais tous les postes de managers sont occupés par des femmes, dans un objectif d’exemplarité, pour montrer que les femmes peuvent et veulent occuper ces postes. Et que si ce n’est pas le cas, le problème n’est pas un manque de volonté ou de disponibilité de leur part. Les femmes sont autant capables de tenir des restaurants et d’avoir des étoiles, avec Laurène on est fières de pouvoir l’incarner auprès des plus jeunes générations, de leur montrer qu’on peut avoir de l’ambition, leur dire que l’on peut rêver et réussir, sans pour autant sacrifier sa vie privée. Lorsque je doute je pense à ça. Le soutien de mon équipe m'aide aussi à dépasser les critiques.
Tu es passée par la prépa littéraire avant de te lancer en cuisine : cela a-t-il une influence dans ta façon de créer et de travailler ? De façon générale, comment tirer parti d’expériences en apparence très différentes de la cuisine pour les transposer ?
Après des années de sport étude, j'aspirais à une vie d'étudiante plus classique, je voulais découvrir Paris et tout ce qu'elle offre de beau et de culture. J'ai compris très vite que je n'étais pas faite pour étudier seule assise devant un bureau, j'avais envie de retrouver une dynamique de groupe, d'être dans une énergie physique. Même en faisant des études de cuisine j'ai toujours lu, vu des films, des expos... je suis heureuse de pouvoir continuer à le faire car chez Datil on a réduit la coupure à deux hebdo donc on a tous.tes trois soirées de libres désormais.
Dans l'équipe on a en commun cet intérêt pour l'artisanat / l'art, pendant la mise en place on échange nos bons plans, on fait nos reviews. On a ce carnet qu'on donne aux clients avec le menu qui regroupe des œuvres d'artistes qui nous inspirent, car dans nos plats on veut raconter des histoires porteuses de sens, on est liés par une approche sensible de la cuisine, comme le sont les producteur.ices avec lesquel.les on travaille avec leurs produits.
LE QUESTIONNAIRE MEATLESS MONDAY DE MANON
Si tu ne pouvais manger plus qu’un plat pour le restant de tes jours, lequel choisirais-tu ?
Sans hésiter : des pâtes à la sauce tomate. Un plat essentiel, réconfortant, qui suffit à nourrir l’âme et le corps.
Le petit geste pour une vie un peu plus green que l’on peut adopter dès demain ?
Consommer local et donc de saison.
Un petit conseil conso pour kiffer plus responsable ?
Un geste tout simple : ramener ses bouteilles consignées. Chez Miyam, à deux pas du restaurant dans le Marais, c’est intégré dans leur fonctionnement. Ça l’est dans plus en plus de commerces en France. C’est un geste du quotidien, presque banal, mais qui change beaucoup de choses.
Au-delà de la réduction des déchets et de la préservation des ressources en matière, c’est aussi une façon très concrète de s’ancrer localement, d’être dans un circuit court qui ne se limite pas aux produits, mais qui englobe les gens, les lieux, les habitudes. C’est une autre façon de consommer, mais aussi de vivre un peu plus à l’écoute de ce qui nous entoure.
Ton légume préféré ?
Je vais légèrement détourner la question… J’adore les fruits, je les cuisine comme des légumes. Un fruit que j’aime en particulier : la prune (preuve en photo), qui me rappelle le jardin de ma grand-mère et sa tarte aux mirabelles, et qui donne son nom à notre restaurant, Datil, une variété ancienne, presque oubliée, que j’ai eu envie de faire revivre à ma façon.
En fin de repas, nous proposons une infusion aux pruneaux, pomme, menthe et thym. Je fais frémir doucement des pruneaux avec une pomme en dés, un peu de zestes d’agrume, puis j’ajoute menthe, thym et une touche de miel. C’est une boisson chaude ou glacée, légèrement sucrée naturellement, que j’aime pour sa simplicité et sa rondeur. Elle permet de clore le repas en douceur.
Si tu étais un animal ?
Un écureuil, pour mon amour des noisettes et des fruits secs en général.
Un paysage ?
Les champs de blé de la ferme du Mont‑d’Or que j'ai récemment visités avec Terre de Liens et Brut lors de ce tournage. J’y ai découvert l’engagement d’Emmanuel Marchand pour une agriculture paysanne préservatrice, une source d’inspiration profonde.
Une activité ?
Aller au cinéma : récemment Enzo de Robin Campillo m’a saisie – sensible, pudique, lumineux.
Quelle est ta définition du bonheur ?
Se baigner tôt le matin en Méditerranée, quand tout est paisible.
Ta mission sur terre ?
Se nourrir.
À toi de terminer cette phrase : L’amour, c’est…
enveloppant.
LE MEILLEUR POUR LA FIN : LE POÈME FAVORI DE MANON
« Le soleil dit » d’Etel Adnan
Le soleil dit
« la mer est la vie originelle,
je suis les vignes futures
et la vigueur des panthères. »
La mer est femme sur les genoux de l’aube.
La mer bouge dans nos lèvres
et s’élève comme murailles dans nos yeux.
Nous avons mal à sa pulpe.
Le vent dérange nos cheveux
pour en faire piques et épines,
le voici comme une paume
sur l’échine apaisée des eaux.
L’éternité court sur la matière fluide,
ni mouvement, ni essence de la ligne,
ni la trace presque de chair d’un baiser quotidien,
mais le visage lavé et délavé de la mer.
Présence continue, satisfaite,
extase à la face du ciel
et accomplissement de l’eau en ses espèces.
Gloire répétée du soleil.
Immolation de l’étendue pacifiée,
silence et lenteur de ses eaux,
extase de ses vagues soumises
et figées en nappes et en plaines,
gloire immémoriale et sacre du soleil.
Elle dit :
« soleil :
mouvante pieuvre dans les eaux du ciel,
rose allumée comme un tatouage au milieu de mon ventre,
pieuvre qui enfle et me soulève en vagues de torture,
tes tentacules sont les chemins de ma clarté et de ma mémoire ! »
ô soleil des journées exaspérées, éphèbe du premier jour,
la mer dit :
« je suis ton Église première car il n’y a point d’ombres en toi »
la mer merveilleusement souple pour les accouplements diurnes…
Je suis exposée à la nudité de la lumière
et abandonnée à la lèvre multiple de la mer
Je suis liquide élément liquide la terre,
ses volcans, ses ravines, sa colère
Je suis ses torrents et sa vase
et son limon et son printemps
Liquide élément liquide
Je suis la mer et unie à la mer.
— Etel Adnan
LIENS UTILES & ACTUS
Pour les actualités de l'automne, avec Laurène Barjhoux et une partie de l’équipe de Datil nous participerons à Genesis début septembre en Italie
Le restaurant va poursuivre son cycle de rencontres entre restaurants en invitant la cheffe thaïlandaise Tam Churaree Debhakam - a priori début 2026
Datil vient de sortir la cuvée Les Combattantes en collaboration avec la vigneronne Mylène Bru.
De jolis projets éditoriaux vont voir le jour aussi - à l'instar du cahier de vacances Amuse-bouche sorti au mois de mai :
Une BD intitulée "L’enfance des chefs" dans laquelle figurent des pages sur mon enfance sortira le 22 octobre chez Delcourt
Un album de littérature jeunesse sur mon parcours, en tant que femme qui fait carrière dans un univers masculin, paraîtra aux éditions Sens dessus dessous début 2026
Le livre de portraits et de recettes "KingChefs & DragQueens", qui va mettre en avant 12 binômes de chef.fes et drag sortira le 9 octobre chez First.
Je voudrais aussi mentionner l’ouverture il y a quelques semaines de la boutique La Romaine auprès de qui nous avons commandé les verres de couleur chez Datil.
Merci de nous avoir lus, et j’espère vous retrouver bientôt dans nos restaurants,
A♡T
DAIMANT SAINT-HONORÉ
24-26, place du Marche Saint-Honore
75001 Paris
Réservations
ou par téléphone +33186905092
FAUBOURG DAIMANT
Maison des Plaisirs
20, rue du Faubourg Poissonniere
75010 Paris
Réservations
ou via Whatsapp +33788097348
PLAN D
Dwich Shop
22, rue des Vinaigriers
75010 Paris
A♡T